mercredi 26 novembre 2014

Le judaïsme est-il vintage ?

Définition de vintage : Vêtement, accessoire ou meuble caractéristique d’une époque précédente et qui est remis au goût du jour.

Une question m’a surpris. Et m’a incité à y répondre avec sincérité. Elle a été posée par une étudiante suédoise de dix-sept ans.
Sa classe visitait la Grande Synagogue de Strasbourg à l’initiative de leur professeure, attentive à faire découvrir à ses élèves le patrimoine juif et désireuse d’établir un dialogue entre le rabbin et la vingtaine de jeunes.

Des Suédois à Strasbourg

Brève présentation de la synagogue et des principes fondamentaux du judaïsme, puis la parole est ouverte : les élèves discutent, interrogent, échangent.
Ce rituel se répète au fil des années, avec sa multitude de questions.

Mais cette question-là apparaissait pour la première fois : « Avec la montée de l’antisémitisme et les difficultés pour les Juifs de vivre et de s’épanouir à travers l’histoire, êtes-vous content d’être juif ? »

On m’avait déjà demandé s’il était facile de concilier vie religieuse et société. On m’avait déjà demandé si le judaïsme était une religion heureuse. On m’avait déjà demandé s’il était difficile d’être un Juif pratiquant.
Mais on ne m’avait jamais demandé si le poids de mon histoire remettait en question ma condition profonde de Juif. Si la lourde charge de mon passé pesait trop sur mes épaules. Et si j’en étais heureux.

Après un moment de réflexion, j’ai donc répondu : Votre question est pertinente et interpelle le cœur d’une histoire.
Tout d’abord, j’avoue n’avoir jamais eu le choix. Être juif est une condition qu’on ne choisit pas ; chacun la subit plus ou moins bien. Mais dans la mesure où je ne peux la choisir, il m’incombe d’en être heureux.

Comme vous touchez là un point sensible de mon identité, voici ce que je peux encore ajouter. Imaginez que votre famille ait des origines sortant de l’ordinaire.
Que votre arrière-grand-père était le cuisinier du roi de Suède et qu’il possédait des secrets culinaires transmis de génération en génération.
On peut imaginer sans peine le sentiment, particulier et intense, qui envahirait votre cœur lors la cérémonie familiale prendrait place, une fois par mois ou par semaine, quand ce plat serait cuisiné dans la sphère chaleureuse et restreinte des descendants.
Certes, les voisins seraient partagés. Les uns seraient admiratifs face à un rituel fidèle, à la beauté d’une pratique conservée ; les autres animés par la jalousie ou par un manque de sensibilité historique, indifférents à la tradition familiale ou hostile à la pérennité de cette particularité.
Figurez-vous à présent que, chaque matin depuis plus de 3 300 ans, les Juifs posent un boitier noir sur le bras et un autre sur la tête. Chaque matin depuis le jour où Moïse a demandé à D.ieu le secret des Tefilin.
D.ieu lui a expliqué qu’il fallait mettre quatre parchemins dans un boitier noir relié à des lanières en cuir et les mettre chaque jour. Dès lors, chaque matin, les Juifs à travers le monde font la même chose.
Ce témoignage d’un passé et d’une tradition historique est d’une puissance qui dépasse l’entendement. Chaque jour, je reproduis le geste de mon grand-père ainsi que celui de Moïse et du roi David ! Peut-on concevoir un geste plus fort ?

Une éternelle transmission

Le vendredi soir, je m’arrête de travailler pour me rendre à la synagogue ou bien me reposer chez moi, en famille. A l’instar de mes ancêtres depuis 3 300 ans, qui cessaient leur travail au coucher du soleil, tandis que les plats pour les vingt-cinq prochaines heures étaient déjà préparés.
Tout cela je l’accomplis de même. Cette chaîne de tradition ne s’est jamais interrompue depuis plus de trente-trois siècles. Je porte en moi un secret de famille qui n’a aucune équivalence dans l’histoire de l’humanité.
C’est pour moi une forme de responsabilité unique qui peut en effet susciter jalousie et incompréhension. Soit. Mais mon rôle est de partager cette joie avec ceux qui veulent comprendre ma particularité – et d’ignorer les autres.

Suis-je pour autant un homme du passé ?

Jamais je n’en ai eu le sentiment.
Car le peuple juif a toujours eu cette faculté de vivre dans un présent, de s’intégrer dans divers pays et continents, de prendre part aux développements scientifique, culturel et artistique, tout en préservant cet héritage si riche.
Le Juif ne se contente pas de vivre dans un présent avec l’héritage du passé. Il sait aussi être créatif et imaginer un futur ; il doit rêver, se projeter dans un avenir, avec son lot d’incertitudes.
Ainsi naît l’image du Juif jouant du violon, plus aisé à transporter qu’un piano en cas de déplacement forcé.

En somme, être juif n’est pas se situer dans un entre-deux – Bein leBein en hébreu -, entre deux histoires, entre deux temps, entre un passé et un futur, entre des traditions et un monde moderne, entre la vie privée et la synagogue.
Car ce Juif de l’entre-deux ne sait plus qui il est, où il se trouve ; il se redéfinit chaque jour au risque de perdre la définition stable et essentielle qui transcende les générations.
Ce Juif, à défaut de se concentrer sur le futur à réinventer, doit se concentrer sur la définition d’un présent indéfini.

Être juif, c’est la conjugaison de deux choses - Gam véGam – , d’un passé et d’un futur qui produit l’énergie d’agir dans le présent. Savoir d’où nous venons, prendre conscience de la charge d’une histoire.
Vibrer à l’évocation d’une pratique millénaire, car que peut-on trouver de plus fascinant que l’idée d’une gestuelle inchangée depuis le désert en route vers la terre promise ?
Suis-je heureux d’être juif ? Rien ne m’est plus excitant que la conscience juive.
Car pour moi être juif ce n’est pas être old-fashion, mais c’est « vintage » !
Ma réponse semble avoir convaincu la jeune fille en quête de compréhension, son visage s’est illuminé à mesure que je lui expliquais ma conception du Juif. La classe entière avec les trois professeurs a ri à l’association du judaïsme et de la mode en cours.

À toute allure

Remontant dans mon bureau je pris conscience de l’importance de parler de notre époque. Nous sommes à une époque charnière, dans une génération qui a encore une forme de nostalgie pour un passé alors qu’elle est projetée à grande vitesse dans une nouvelle ère qui semble faire perdre le contrôle à beaucoup d’entre nous.
Est-ce un hasard si notre époque renouvelle avec talent des objets du passé ?
N’est-ce pas le signe d’un besoin d’une conscience d’un temps plus ancien qui indiquerait la nécessité d’un repère ?
Le judaïsme moderne est inévitablement « Vintage » !

Le visage d’Avraham

A propos du premier verset de notre Paracha (Gen 25,19) : « Ceci est l’histoire d’Isaac, fils d’Avraham : Avraham engendra Isaac», le commentateur légendaire, Rachi, explique qu’à cause des moqueurs de l’époque, D.ieu a modelé le visage d’Isaac à la ressemblance de celui d’Avraham, et tout le monde a pu ainsi témoigner que celui-ci était bien son père.

Nous pouvons en conclure que, malgré le fait qu’un fils puisse ressembler à son père soit un phénomène naturel ; toutefois, Isaac, à l’origine, ne devait pas ressembler à Avraham et ce n’est que par le fait d’un miracle que cette ressemblance s’est faite.

Justement, pourquoi Isaac ne devait-il pas ressembler à son père ?

Le Rabbi de Loubavitch explique selon les principes des secrets de la Torah, qu’Avraham était le symbole de ’Hessed, la bonté. Or, la nature fait que les traits du visage expriment la qualité d’une personne. L’homme joyeux et accueillant a un visage différent de celui qui est animé par la rigueur et la sévérité. Parce que le caractère profond se retrouve sur la physionomie.

C’est ainsi qu’Avraham avait naturellement un visage souriant et avenant. Alors que son fils Isaac dont la qualité principale était la rigueur et l’exigence, devait avoir initialement un visage plus austère et plus grave que son père.

Mais le miracle se produisit, et Isaac est né avec les mêmes traits que son père. Il était donc rigoureux profondément, mais clément à l’extérieur.

N’est-ce pas là un enseignement pour chacun d’entre nous ?
Nous sommes tous, de façon plus ou moins fréquente, animés par une volonté de mettre de l’ordre et d’être rigoureux. Pour autant, la Torah nous enseigne que cet élan ne doit pas se transformer en barrière vis-à-vis d’autrui ; bien au contraire, nous devons en toute circonstance savoir garder un visage joyeux et ouvert aux autres. Le visage d’Avraham.
Car l’adage de la Michna: « Et accueille chaque individu avec un visage bienveillant » n’est pas destiné uniquement à ceux qui sont enclins naturellement à l’être.
N’est-ce pas un hasard si l’auteur de cet adage est Chamaï, l’illustre sage connu pour sa rigueur ?